J'irai Gravir vos Pagodes

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    Dimanche six avril deux mille huit. Seize heures quarante-huit (heure française, dix heures quarante-huit du matin). Je suis beau. Les Chinois me le répètent souvent (ce qui ne laisse pas de m'inquiéter), et les Chinoises me le disent parfois (ce qui a le don de me rassurer; j'aime me savoir désiré). Je ne sais pas si mon bec-de-lièvre, mes jambes arquées et mes culs-de-bouteille correspondent à d'obscurs critères esthétiques hérités des temps anciens, imposés par quelque prince au physique ingrat et relayés par une administration mandarinale plus volontiers recrutée sur sa capacité à mémoriser des milliers de textes que sur sa ressemblance avec la statuaire grecque (choc des civilisations! Anachronisme! Je brandis à présent le terrible pouvoir des comparaisons hasardeuses), mais on me le dit suffisamment souvent pour que ça fasse vrai. Je suis beau.

    Outre ma foudroyante beauté, que dire de moi, en cette fin de dimanche ensoleillé? Je suis rouge. Non que je me fasse plus communiste que l'antenne locale du Parti unique. J'entends par là, pardonnez l'imprécision des vocables, que, n'étaient ma chair molle et mes membres supérieurs étonnamment dépourvus de pinces, on m'eût certainement pu prendre pour un homard. Car il fait chaud, messieurs-dames. Et je suis sorti sans crème solaire, honte à moi, bonjour l'insolation, bienvenue, nuits de fièvre, à me tourner sans cesse, en tout sens, dans mon lit baigné d'une sueur volontiers rance, ne pouvant trouver le sommeil tant je brûle d'un feu épidermique que rien ne saurait juguler.

    Je force un peu le trait. Dans les faits, j'ai les mains rouges et le front cuivré, résultat d'une exposition, si brève fût-elle, au doux soleil d'avril. Hier, le thermomètre affichait vingt-sept degrés. Aujourd'hui, je le soupçonne d'avoir égalé, voire dépassé, son score d'hier. Comme il faisait atrocement chaud, que le vent soufflait peu mais en charriant une poussière saharienne, et que nous étions en week-end, nous sommes partis à bicyclette, sur les coups de midi, sur les routes ensablées, au hasard, bien décidés à nous perdre dans la campagne.

    Dans les faits, nous avons chevauché deux heures dans une zone en travaux, au milieu des allées et venues, incessantes, de camions pleins de terre. Il y faisait poussiéreux. Des ennuis mécaniques nous ont forcés à courber notre enthousiasme randonneur. Mon vélo se comporte honorablement, mais celui du Sultan, pourtant du même modèle, a des vapeurs et refuse de fonctionner convenablement. La pédale gauche se dévisse, la selle se débourre et les freins se défrisent à la moindre occasion. Le retour a été plus rapide que l'aller. Le réparateur de bicyclettes installé devant l'école roule en Mercedes depuis que nous fréquentons son établissment. Coïncidence?

    Hier, nous avons, pour la première fois, partagé la table d'une famille chinoise. Une étudiante locale, rencontrée dans un bus au début de notre séjour, nous avait invités chez elle, chez sa tante plutôt, après nous avoir de nouveau croisés dans la rue. Nous avons accepté, et l'expérience s'est avérée intéressante. Repas plantureux, escorté de part et d'autre par un panier de fruits, une corbeille de chips et des coupelles de cacahuètes. Six ou dix plats. Un grand-père octogénaire, une tante au profil mal défini, des parents fabricants de portes, une ou deux sœurs, plus ou moins cousines sur les bords. Un petit frère. Agréable soirée, qui nous a, de fait, entièrement dévoré la journée du samedi.

    Nous nous sommes acheté des draps. Sage mesure, puisque les nuits se font moins fraîches. L'appartement est équipé d'une climatisation, ce qui n'est pas sans me fair un peu peur. Je n'ai jamais eu à travailler par grandes chaleurs. Je n'aime pas la chaleur. Rendez-moi mon hiver. Plus que dix semaines de travail avant la fin de mon contrat. C'est une bonne durée. Je ne me sens pas de rester un an, mais œuvrer deux mois encore pour l'avenir de la Chine devrait être dans mes cordes. Demain, en classe, je leur parlerai des Jeux Olympiques. Le sujet devrait les river à ma bouche, à défaut de dériveter les leurs, et me permettre de rattraper, dans une certaine mesure, le terrain que j'ai perdu dans leur estime, la semaine dernière, à faire de la merde. Ou pas.

    Vendredi, Jour des Morts, tandis que les Chinois nettoyaient les tombes de leurs ancêtres, le Sultan et moi-même avons gravi la pagode locale. Selon le dépliant, elle daterait des Song supérieurs. Dans les faits, elle semble avoir été mainte fois restaurée, à grands renforts de plâtre et de ciment, et porte les traces de plusieurs générations de touristes chinois adeptes du marquage de territoire. Dix ou vingt étages, des portes trop petites, des niches accueillant des statues de Bouddhas, boddhisattvas, arhats et autres démons gardiens des portes, tous issus du panthéon bouddhiste. Trop couverts, nous nous sommes retrouvés en sueur, couverts de plâtre, sinon des quolibets des spectateurs chinois, attroupés pour contempler les étrangers maladroits, trop grands, tous de noir vêtus, se couvrir de ridicule et de poussière à grimper comme ils pouvaient les degrés de l'architecture locale. Les quidams d'ici aiment bien nous contempler. Rien de plus normal. Nous sommes beaux.

    Un vélo, une pagode, deux vélos, du soleil, un repas. J'ai dû couvrir l'essentiel du vécu de ces derniers jours. On pourrait ajouter d'autres repas, mais ils seraient redondants. Un peu de lecture. Du chinois, que je comprends dans les grandes lignes (un peu la flemme de chercher tous les mots dans le dictionnaire, surtout quans ils n'y sont pas), et de l'anglais, que je m'efforce de ne pas engloutir trop vite. Mon stock de livres lisibles diminue graduellement. Pas de pénurie immédiate en vue, mais soyons prudent. Les colis miroitants sont sans doute en route, mais mieux vaut tenir que courir. Mieux vaut quérir que rougir? Je mélange tous mes proverbes.

    Programme de la soirée: en attendant que le Sultan ait dressé son plan de cours pour la semaine, occuper mon temps comme je pourrai. Dormir? Une sieste ne m'aurait pas fait de mal. Ce week-end de trois jours m'a permis de récupérer partiellement de la fatigue accumulée, mais je ne serais pas contre avoir deux ou trois mois de congés, dans la foulée, histoire de poursuivre le mouvement. Depuis que je travaille, j'ai, plus que jamais, pris goût au repos. C'est l'état naturel de l'homme, voire de la femme, quand elle n'est pas à la cuisine. Je viens de vérifier, elle n'y est pas.

 


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