Un Continent Inexploré

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    Vendredi quatre avril deux mille huit. Onze heures trente-six du matin (cinq heures trente-six du matin, heure française). Cela fait maintenant un mois, jour pour jour, que je suis arrivé à Xinfeng, charmante bourgade du sud de la Chine, à mi-chemin entre l'exode rural et le panurbanisme. Il y fait bon vivre, quand il n'y pleut pas. L'été y sera trop chaud, trop long, étouffant mais agréable, et j'aurai hâte d'en partir. Pour le moment, je parviens encore à faire la part des choses entre mon métier, mes loisirs et mon envie d'aller voir ailleurs. Je commence à tourner en rond, mais la rotondité des lieux n'est pas encore pour me déplaire; mais ce temps viendra.

    Ce matin, le soleil est, inexplicablement, de sortie. Sans doute a-t-il décidé de montrer le bout de son cache-col pour marquer de son sceau nucléaire la Fête des Morts, que les Chinois célèbrent aujourd'hui et qui me donne droit à un jour de congé supplémentaire, ou pour nous narguer, le Sultan et moi-même, qui avions prévu de regarder des films tout le jour, ce que nous ne pouvons faire, suite à problème informatique.

    Nous pourrions être en rase campagne, à nous repaître des provisions de bouche emportées dans nos fontes. Au lieu de quoi, je tourne gentiment en rond dans mon logement trop grand, à lire distraitement, pour ce que j'en comprends, des romans d'arts martiaux et de chevaliers errants. Mais la journée est encore longue, il pleuvra bientôt, et si nous nous aventurons en extérieur à bicyclette, on peut être certain que la tempête fera rage et nous pétrira jusqu'à l'os de ses longs doigts gélatineux. J'ai trop dormi.

    Mon combat contre les moustiques est un combat gagnant. Chaque matin, parfois le soir mais c'est plus rare, j'en écrase un, quelquefois deux, embusqués dans mon habitat, gras de mon sang versé pour la multitude en prévision de l'été. Croître, se multiplier, les moustiques ont bien compris la leçon, et c'est toujours plus nombreux qu'ils viennent prélever, sous mon épiderme généreusement offert à la face du monde, les quelques gouttes de précieux liquide dont s'abreuveront leurs larves avides de prospérer. Youplaboum. Quant au paludisme, fort heureusement, je ne suis pas dans une zone à risque. On y viendra, mais dans dix ans.

    Je suis en train, ou en voiture, de lire du Dashiell Hammett, un des rares volumes à avoir pu trouver place dans ma valise. J'aurais pu emporter dix kilos de plus, mon billet d'avion le permettait, mais j'ai favorisé la fonctionnalité de mes bagages. Et au retour, je pourrai toujours essayer d'escamoter mon butin. En espérant que d'ici là, j'aurai jugulé mes pulsions d'achat. Je lis lentement, en chinois, et je doute de parvenir au terme, en dix semaines qu'il me reste à passer ici, des quarante livres que je me suis achetés. L'intérêt de la chose, c'est que je ne manquerai pas de lecture dans l'intervalle. Je rationne tout de même mes lectures en langues occidentales. Le soir, je tombe comme un caillou dans le puits sans fond du sommeil, et je me lève péniblement le matin. Mes lectures occupent donc un temps réduit, par rapport à mon habitude, de l'autre côté du miroir, chez vous, dans le monde des humains.

    Je compte bien voir du pays cet été. Je verrais bien Pékin, mais je crains qu'en raison des olympiades, la foule étrangère n'y soit trop abondante, et qu'elle ne gâche l'authenticité de mon expérience. Canton est plus proche, donc plus tentant. Je prendrais bien le temps d'aller visiter Hong-Kong, tant que j'y suis. Tout dépendra de la durée de mon visa, une fois renégocié par mon employeur. Dans les mois qui suivront, je n'exclus pas de mettre les bouts. Rester ici me semble redondant. Un trimestre dans une école chinoise aura probablement suffi à satisfaire ma curiosité. La Chine est grande, et je trouverai sans doute à m'employer dans une grande ville. Mais nous n'en sommes pas là, et j'ai encore le temps de prendre une décision.

    Programme de la journée: il sera bientôt midi. S'alimenter, se promener, vraisemblablement dans l'ordre inverse. Un mois entier sans jeu de rôle. Je sens venir le manque. Mes fins de semaine ici sont étonnamment vides. J'ai trouvé des yoghourts au supermarché local, dont le goût est étrangement proche des vrais. Toute cette ville n'est qu'un décor. Visiter la tour du centre-ville, vieille de mille ans ou édifiée à la va-vite l'année dernière? M'acheter un vélo à ma taille, dans ce pays géant peuplé de nains érotomanes? Répondre aux appels des sirènes hantant les jardins publics, à l'affût du passeport qui les fera quitter leur continent inexploré?

    Ne pas manger trop pimenté, pondre dès aujourd'hui mon plan de cours pour lundi. Je commence à comprendre ce qui marche, et ce qui ne marche pas, avec les élèves chinois. J'ai trop joué au ping-pong, ma clavicule droite s'en ressent. Tâcher de m'habituer à la lecture de romans en ligne. Décidément, non. Le papier me manque. Allons donc écumer les librairies locales. Faute d'ouvrages en anglais, je trouverai bien des manuels scolaires pour m'aider dans l'apprentissage du chinois. Je recouvre progressivement ma capacité à lire les caractères d'imprimerie, mais le dialogue avec la populace reste branlant. Manger des fruits. Ecrire des lettres à ma famille. Les parties de scrabble me manquent aussi.

   
   

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