Antichambre du Corridor

Publié le par Paraph


    Vendredi quinze février deux mille huit. Vingt-trois heures cinquante-sept. Dernière ligne droite avant mon déménagement. La semaine a été, sur la fin, consacrée au bouclage de mes cartons, au pliage des mes affaires et à la liquidation du superflu. Dans cette catégorie, est venue se ranger la quasi-totalité des feuillets accumulés en six mois (quatre pour ne pas faire preuve de licence poétique) de cours préparés, prodigués et reçus. Je me suis rendu compte, au passage, que j'avais oublié de corriger et rendre une interro de verbes irréguliers pour une de mes classes. Tant mieux, ça leur fera une bonne raison de me détester.

    Lundi dernier, je ne suis pas allé au cinéma, comme j'en avais initialement l'intention. Je ne suis pas allé chez Ramethep, et je n'ai pas mis les pieds hors de chez mes parents. Je suis resté au chaud, histoire d'achever les derniers remugles de mon rhume récent. J'en ai profité pour achever "One for the money", plutôt agréable à lire. Pas grand chose à en dire, sinon que je lirai avec plaisir les douze ou vingt suites, en temps utile. J'ai dormi une bonne partie de la nuit, ce qui fait du bien, pour changer.

    Mardi douze février, j'ai marché douze kilomètres pour rejoindre le Sultan dans le quartier latin. Je comptais prendre un vélo libre, mais le sud de Paris en était dépourvu. Sans doute victime des vagues de proches banlieusards venant travailler à Paris dans la matinée, qui fondent en masse sur les bornes de vélos libres, pour effectuer le soir leur anabase en sens contraire, désertant le centre de Paris pour venir en regarnir la périphérie. J'ai donc marché plus que de raison, jusqu'aux ampoules.

    Intercepté par Vertige, qui transitait dans les mêmes contrées que moi, je suis allé boire, en sa compagnie, un broc d'Esperluette, une petite blonde simple mais plaisante en bouche, à quatre euros la pinte mousseuse dans un troquet du quartier latin découvert, grâce au Loup, la semaine passée. Nous avons rejoint le Sultan, qui nous attendait dans le froid sibérien (à moins qu'une douce tiédeur n'ait régné sur Paris ce jour-là, les détails s'en sont estompés dans ma mémoire, qui va s'affaiblissant). Un bobun sut satisfaire, quoique temporairement, notre faim. Longue marche jusque chez Ramethep. Au menu de notre discussion animée, politique et religions. Nous avons tenu tout l'après-midi dessus.

    Fin d'après-midi passée chez Ramethep, le temps d'une ou deux théières. Pas de vidéo, le temps nous était compté. Vers dix-neuf heures, nous avons migré, le Sultan et moi-même, vers Suresnes, pour un dîner chez Piotr. Alma Mata nous rejoignit plus tard, mais nous l'attendîmes pour nous restaurer. Dans l'intervalle, nous devînmes des monstres de téléphagie, engloutissant des épisodes des Simpsons, divers événéments sportifs doublés en portugais, les noticias en chinois et un film américain de science-fiction datant de cinquante-quatre, "La conquête de l'espace".

    Le dîner fut avantageusement accompagné de boissons liquides, précédé de cinq entrées et escorté vers la sortie par une demi-douzaine de desserts, et je ne vous parle même pas des plats. Lyophilisé par ma longue marche, je ne fis qu'une bouchée du festin. Surpris par la nuit, le Sultan et moi-même avons partagé l'hospitalité que le maître de céans souhaitait étendre à tous ses invités. Le Sultan prit le divan, tandis que je me contentai du plancher, fort agréablement recouvert d'une fine natte de joncs. La conversation tourna autour des dodos, d'Alien contre Predator et de divers super-héros mineurs. J'ai le vague souvenir d'avoir longtemps commenté un documentaire animalier, mais les détails se brouillent comme les œufs dans mon assiette.

    Mercredi treize février, nous nous éveillâmes tardivement, dans nos positions respectives et respectueuses. Petit déjeuner massif, avec des crêpes, du riz au lait et la télévision en fond. Je suis bien content de ne pas avoir la télé, je passerais mon temps à la regarder. En début d'après-midi, toujours talonné du Sultan, j'ai traversé, nous traversâmes la banlieue jusques à Paris, avec une bonne portion de notre balade consacrée à nous excaver des allées sinueuses du Bois de Boulogne, propices à l'égarement. Réseau express régional mis à contribution avenue Foch, direction, une fois de plus, le quartier latin.

    Ayant longuement piétiné dans une librairie du quartier, dont je ressortis miraculeusement indemne, les bras aussi vides que ma bourse, nous allâmes me restaurer dans une gargotte bien connue, autour d'un bobun. N'écoutant que notre soif de répéter les expériences connues, nous orientâmes dès lors nos pas vers la République, ou ses abords, où nous attendait Ramethep, tapi en son rechet. Visionnage de quelques films, une version hong-kongaise de "Dragon Ball", avec des acteurs indonésiens, mais sans les droits d'exploitation; un film turc sans doublage ni sous-titres consacré aux ninjas, terriblement actifs dans les années quatre-vingts. Des nouilles chinoises, pour ne pas perdre la main.

    Comme Ramethep n'avait plus son tapis, j'ai dormi sur le plancher. Je le connais bien, ce plancher, ça fait des années que j'en ai fait ma résidence secondaire. Dans la matinée, le Sultan, toujours là, et moi-même, jamais en reste, avions prévu de prendre un train, chacun de son côté, vers nos destinations respectives, qui vers le nord et la riante Beauvais, qui vers le sud et la froide Orléans. Mais une inertie en amenant une autre, nous restâmes jusqu'en fin d'après-midi chez notre hôte avachi, rivalisant de bons mots dans une joute entre esprits frappeurs. Mon train partait vers dix-sept heures trente-six.

    Jeudi quatorze février. Je quittai la gare centrale d'Orléans, récemment remise à neuf, vers dix-huit heures quarante. Je n'atteignis pas mon domicile avant dix-neuf heures trente. Je ne sais pas où le temps avait fui; sans doute au même endroit que les trente années précédentes. C'est devenu une habitude, perdre mon temps, gâcher ma vie, me complaire dans l'échec et ne plus y penser. Bon. La soirée commençait sous les meilleurs auspices. J'emballai le plus gros de mes livres et autres possessions dans des cartons, et me mis au pieu dans le cœur avec un bon bouquin.

    "Le Tour du malheur", de Joseph Kessel, se décompose en quatre parties. J'en étais au second volet, "L'affaire Bernan". Plus je lis Kessel, et plus j'apprécie sa générosité. Il y a du Malraux chez lui, en moins clinquant. Sa prose conserve ce classicisme surranné mais toujours présent qu'on retrouve, aujourd'hui encore, sous la prose d'un Michel Déon, et qu'on pouvait goûter, il y a trois-quarts de siècle, chez Louis Guilloux. Je ne fais qu'amorcer des comparaisons sans doute imparfaites, mais bon. Saupoudrer le tout d'un peu de Zola, d'un zeste de Dostoïevsky, et le cocktail prend forme. Suite au prochain épisode, la semaine prochaine, si je me connais.

    Vendredi quinze février, ce matin donc, je suis devenu une machine à marcher, une fois encore, cette fois-ci sur un parcours réduit, de mon domicile à la poste tout d'abord, pour en extraire un courrier dépêché par l'inspection académique du Loiret, qui souhaiterait m'entrevoir avant d'entériner ma décision de démissionner (ils peuvent toujours se brosser, mon dernier mot est, par essence, irrévocable et sans appel), puis du même domicile, encore identifiable comme se rattachant à moi par un fil de plus en plus ténu, vers la borne de recyclage, située un peu plus haut dans ma rue. Papier, verre, papier, papier, papier. J'ai croisé, pour la première et dernière fois, mes voisins du dessous, qui promenaient leur chien et rentraient déjeuner en bleu de travail. J'ai mis les bouts, laissant derrière moi un champ de ruines.

    Une dernière fois, mes pas pressés m'ont conduit à la gare centrale d'Orléans, pour une dernière valse avec l'Aqualys de quatorze heures deux. J'avais garni mon sac à dos des dernières bières rescapées du sac de mon frigo par le héraut déménageur, préfigurant le grand chambardement de demain. Elles ont fini, ces quelques bières, dans le frigo de Ramethep, ou dans son gosier, c'est une question de temps. J'ai partagé ses agapes, me repaissant d'un riz pimenté inopinément acheté dans la rue. Sur le tard, je suis parvenu à louer un utilitaire pour mon anabase de demain (deux anabases dans le même article, c'est fou ce qu'on anabat par ici). Retour à Ekaterinbourg, pour une entrevue avec mon frère, qui fera, demain, office de chauffeur, et un dîner en famille. Ambiance mi-frileuse, mi-chaleureuse. Les girouettes sont décontenancées par le déréglement climatique, les pauvres.

    Programme des heures à venir: dormir un peu, mais pas assez. M'éveiller tôt, trop tôt. Concrétiser la location par le troc d'un flux monétaire contre un utilitaire de vingt mètres-cubes, avec chauffeur. Attendre qu'Edriwing, s'il a survécu à sa nuit, nous rejoigne. Mettre les bouts vers le grand sud, pour piller mon deux-pièces, à l'exception d'un balai et d'une montagne de regrets. Revenir sur Paris, la remorque aux trois-quarts vide. Entasser dans la cave parentale, voire grand-paternelle si cela s'avère utile, les reliefs de mon indépendance. Le soir, pour peu qu'on en ait le courage, aftermath chez le Chat, au lieu d'une séance pleine. Dans l'intervalle, un peu de lecture. Je suis sur un roman de feu John M. "Mike" Ford, "Growing up weightless", qui tiendra ses promesses, comme tous les romans de Mike Ford dévorés jusqu'ici.

 

Publié dans schopenhauer

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